Les premiers historiens haïtiens, communément appelés les classiques, étaient tous de grands privilégiés. Certains à cause de leur couleur et de leur statut social ont pu vivre de beaux jours dans la colonie; d’autres ont passé leur jeunesse en France loin de l’enfer du système colonial esclavagiste. Ils ont vécu parmi les Français, se sont bien intégrés et faits des amis, et ont reçu la même instruction que ces derniers. Ils ont été formés pour penser comme eux, voir comme eux, parler comme eux et, par conséquent, écrire l’histoire avec des méthodes et des perspectives similaires.
L’éducation française — et surtout le fait pour eux de puiser chez des historiens colonialistes et esclavagistes — a mis en nos premiers historiens le même regard raciste et sexiste de leurs homologues français. À ce sujet, Pompée Valentin Vastey ou Baron de Vastey a affirmé ce qui suit : « Il faut garder à l’esprit que ces historiens n’avaient rien pour les guider, sauf les déclarations fournies par les Blancs, dans lesquelles les faits et les événements étaient le plus étrangement brouillés, la vérité était exposée sous un faux jour…
À partir d’une simple lecture de leurs récits, on peut facilement respirer cet air de préjugés coloniaux. Nous avons lu certains historiens français de la période coloniale et post-coloniale— tels que Michel-René Hilliard d’Auberteuil (1776), Jean-Philippe Garran de Coulon (1792), Louis Dubroca (1802), Antoine Dalmas (1814), Pamphile de la Croix (1819), Antoine Métral (1825), Gaspard Théodore Mollien (1830) et autres. Leur discours ne sont pas si différents des nôtres. Ils ont en commun la même perspective colonialiste et le même langage raciste.
En outre, la plupart des historiens classiques ont réalisé leurs travaux dans un environnement plus ou moins tranquille. Ils n’ont pas tous été témoins de l’horreur du système colonial esclavagiste. Ils ont dû, par conséquent, utiliser des sources primaires et secondaires pour produire leurs récits. Mais, « tande ak wè se 2 ». En effet, une simple analyse critique des écrits des Madiou, Ardouin, Saint-Rémy et des Boisrond Tonnerre, Juste Chanlatte ou Valentin de Vastey — qui eux ont vécu les horreurs de ce système — permet de noter une nette opposition de style et de langage.
Ainsi, en lisant les récits offerts par ces classiques, il est très important de faire attention à la notion de représentation. Nous devons toujours prendre en considération la façon dont ces historiens ont représenté leurs personnages. Car, la représentation pèse lourd dans la balance de l’interprétation et de la compréhension des personnages et des événements historiques étudiés. Elle est l’un de ces éléments qui détermine la perception, oriente les choix sociopolitiques et économiques, influence les goûts, aide à définir les modèles historiques et socioculturels et, en fin de compte, conditionne les actions des citoyens/nes. Par exemple, dans les récits des premiers historiens, la façon dont le pouvoir dessalinien est représenté pose un sérieux problème pour l’élève haïtien.
Pour décrire la personnalité et le pouvoir de Dessalines, nos historiens— à la manière d’un Louis Dubroca ou d’un Gaspard Théodore Mollien— ont utilisé dans leur narrative des concepts et des mots tels que : « despote », « tyran », « sauvage », « méchant », « cruel », « barbare », « brute », « ignorant », « corrompu », « dictateur », « sanguinaire », « égorger », « massacre », « sa volonté », « ses caprices », « ses passions », etc. En guise d’illustration, nous reproduisons un extrait des mémoires du Général Bonnet qui offre sa description du pouvoir dessalinien. Nous devons préciser que ce général est, certes, un témoin oculaire, mais il est aussi l’un des 350 mulâtres rigaudins du grand Sud à avoir planifié l’assassinat de l’empereur. L’homme du grand Sud qui écrivait surtout pour justifier sa trahison a résumé le style du pouvoir de Dessalines en ces termes : « Tout dépendait de l’empereur; il n’y avait d’autre loi que sa volonté, et ses aides de camp, suivant leurs passions, gouvernaient en son nom.»
Pourtant, en lisant Thomas Madiou, nous avons noté des passages qui s’opposent complètement aux faits et à l’image présentés par Bonnet et les autres historiens classiques mulâtres. De plus, des études assez récentes— conduites à partir de fouilles et de recherches réalisées dans les archives coloniales—ont offert des perspectives contraires sur Dessalines.
Avant de considérer ces nouvelles études, lisons attentivement les passages en question dans Histoire d’Haïti, tome 3, pp. 120-265. Pour clarifier et simplifier notre démarche, nous avons ajouté des titres aux extraits sélectionnés. Toutefois, nous les avons présentés sans aucun commentaire. Il revient donc aux lecteurs et aux lectrices de juger et de tirer leur propre conclusion.
• UN LEADERSHIP DISTRIBUÉ (Distributive Leadership)
UN LEADERSHIP « JUSTE et ÉQUITABLE »
« Dessalines jusqu’au milieu de 1805 avait été juste et équitable envers ses lieutenants; il avait fait de vrais efforts pour éteindre toute espèce de préjugés de castes, pour établir une parfaite union entre l’homme de couleur et le noir. Il avait même fait fusiller plusieurs individus qui avaient cherché à exciter le noir contre l’homme de couleur. Mais depuis qu’il avait appris qu’on tramait contre son autorité, il avait totalement changé de conduite, et la malveillance trouvait accès auprès de sa personne. »
• UN POUVOIR AU SERVICE DE L’UNITÉ NATIONALE
« On a beaucoup accusé Dessalines d’avoir conçu le projet d’égorger la population de couleur. Cette accusation n’est fondée sur aucun fait; elle est en outre victorieusement combattue, par tous les actes de sa vie. Dessalines, en 1805 et en 1806, devait être convaincu de l’impossibilité de la réalisation d’un tel projet. Les hommes de couleur qui commandaient des arrondissements, des divisions militaires, et de nombreux régiments, exerçaient sur les troupes et les cultivateurs une influence incontestable qu’ils s’étaient acquise pendant la guerre contre les français; ils étaient assez puissants pour contrarier tout ce qui pouvait être tenté contre eux. Dessalines n’eût pu réussir à accomplir leur destruction, s’il en avait conçu l’idée. Dans le Sud et dans l’Ouest, Geffrard, Férou, Gérin et Pétion étaient aimés et respectés du peuple; presque toutes les administrations étaient dirigées par des hommes de couleur; Vernet était aux finances et à l’intérieur, Gérin à la guerre et à la marine; Boisrond Tonnerre , Chanlatte , Charéron , Kazchis , Dupuy, Charlotin, les principaux officiers de son état-major, étaient hommes de couleur, et un septième de la plupart des corps était composé de mulâtres qui vivaient fraternellement avec les noirs à côté desquels ils n’avaient cessé de combattre les blancs. Dessalines savait que les hommes de couleur du Sud, soutenus des masses noires de ce département, en 1799 et 1800, eussent vaincu Toussaint, s’ils avaient eu à leur tête un chef plus habile que le général Rigaud. Ce qui surtout ne pouvait permettre de rêver à ces immolations infructueuses, c’était la crainte alors grave d’une nouvelle invasion française. Dessalines sentait profondément que la patrie avait besoin des bras de tous ses enfants. D’une autre part, le général Ferrand avait poussé ses avant-postes presque jusqu’ à Mirebalais, vers le Sud, et jusqu’aux environs de Ouanaminthe, dans le Nord, et faisait fréquemment des excursions sur les terres de l’empire. Il n’attendait que de nouvelles forces pour entreprendre la conquête de l’ancienne partie française, et si la guerre civile avait éclaté parmi les haïtiens, il les eût attaqués résolument et eût obtenu des succès. »
• UTILISER LE POUVOIR POUR DÉSTABILISER L’ÉTAT NAISSANT
« Dessalines retiré au fond des bois, loin des grandes villes où s’agitent les passions politiques, ne pouvait surveiller les grandes administrations établies dans les villes maritimes fréquentées par les Anglais, les Américains, ni leur donner une direction d’accord avec les intérêts de la masse et les siens. Les plaintes des habitants des villes que ses lieutenants persécuteront un jour, en se servant souvent de son nom, à son insu, ne pouvaient parvenir que difficilement à ses oreilles. Il lui aurait été difficile de déjouer les conspirations qui pouvaient se former contre son gouvernement, soit aux Cayes, soit au Port-au-Prince, soit au Cap. »
• LES VRAIS TYRANS OCCULTÉS
« Presque tous les généraux, dans leurs lettres à l’empereur, lui demandaient l’emploi des moyens les plus rigoureux. C’était un reste du système de la servitude, alors que le blanc confondait l’esclave avec le bétail. »
• PÉTION ET LES FRANCS-MAÇONS
« En ordonnant de fermer, dans l’empire, les loges de francs-maçons, Dessalines souleva contre lui l’indignation d’un grand nombre d’hommes de quelque instruction. Cependant les maçons se réunissaient secrètement et se livraient à leurs travaux. Parmi ceux du Port au Prince, on distinguait des hommes qui presque tous ont joué plus tard, en Haïti, des rôles supérieurs : les citoyens Auguste Nau, B. lnginac, Sabourin, Noël Piron, Dieudonné, Almanzor, Antoine Gérin, Monnier, Perdriel, Fresnel, Jean Pierre Boyer, Jean Thézan, J.F. Lespinasse. Ils se réunissaient habituellement, en passant par des portes dérobées, dans une maison en face du Réservoir, près de la Terrasse. Pour n’être pas dénoncés à Dessalines, ils avaient soin d’inviter à leurs banquets quelques profanes influents, le colonel Germain Frère, commandant de l’arrondissement, le chef de bataillon Bédouet, commandant de la place, un aide de camp de Pétion, nommé Dormans, le colonel Desrade , le lieutenant-colonel Apollon, Moreau négociant. Quant au général Pétion qui ne voulut jamais se faire initier au secret des signes maçonniques, purement conventionnels, il n’ignorait pas leurs réunions et les tolérait contrairement aux instructions qu’il avait reçues.»
EN CONCLUSION
Pour le besoin de notre bricolage historique, nous devons impérativement lire tous les premiers historiens français et les « classiques » haïtiens. Et c’est ce que nous faisons depuis plusieurs années. Après nos différentes sessions de lecture comparative critique, nous nous sommes dits : entre le moins bon, le mauvais et le pire il faut choisir le moins bon. Ainsi, nous aurions choisi un million de fois un Thomas Madiou au dépend d’un Beaubrun Ardouin, encore moins d’un Joseph Saint-Rémy des Cayes.
Patriotiquement,
Roselor François,
B.Ed. (Majeur en Histoire), M. Ed., M.A., PH.D.
Spécialiste en Éducation et Pédagogue critique